14

On parlait dans le grand salon. Après une hésitation, je décidai de ne pas entrer et, suivant le couloir, j’allai, cédant à je ne sais quelle impulsion, pousser une porte masquée par une tenture. Elle donnait sur un passage assez sombre, à l’extrémité duquel une autre porte s’ouvrit presque aussitôt, celle d’une cuisine brillamment éclairée. Dans l’encadrement, j’apercevais une femme âgée, assez corpulente, qui portait un tablier éclatant de blancheur. Nannie, évidemment.

Autant que je sache, elle ne m’avait jamais vu. Pourtant, tout de suite elle me dit :

— C’est M. Charles, n’est-ce pas ? Entrez et laissez-moi vous offrir une tasse de thé !

C’était une grande cuisine, où l’on se sentait bien. Je m’assis à l’immense table qui occupait le centre de la pièce et Nannie m’apporta une tasse de thé et deux biscuits sucrés, sur une assiette. J’ai trente-cinq ans, mais, près de Nannie, je me retrouvais un petit garçon de quatre ans. Elle me rassurait. Tout allait bien et je n’avais plus peur du « cabinet noir ».

— Miss Sophia sera contente que vous soyez revenu, me dit-elle. Elle commence à être à bout de nerfs.

Elle ajouta, d’un ton désapprobateur :

— Comme tout le monde ici, d’ailleurs.

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule.

— Où est passée Joséphine ? Elle était rentrée avec moi…

Nannie fit la grimace.

— Cette petite ! Tout le temps en train d’écouter aux portes et de gribouiller on ne sait quoi dans ce cahier qui ne la quitte pas ! On aurait dû l’envoyer en classe, où elle aurait joué avec des enfants de son âge. Je l’ai dit à Miss Edith et elle est bien de mon avis. Seulement, le maître n’a pas voulu. Il préférait qu’elle reste ici…

— Il l’aime beaucoup, j’imagine ?

— Il l’aimait bien, monsieur. Il les aimait bien tous.

Je dus avoir l’air un peu surpris. Pourquoi Nannie parlait-elle de Philip à l’imparfait ? Nannie, devinant la cause de mon étonnement, rougit et ajouta vivement :

— Quand j’ai dit le maître, c’est au vieux Mr. Leonidès que je pensais !

Je n’eus pas le temps de répondre. La porte s’ouvrait, livrant passage à Sophia.

— Charles ! vous êtes là ?

Elle se tourna vers Nannie.

— Si tu savais, Nannie, ce que je suis heureuse qu’il soit revenu !

— Je le sais, mon pigeon !

Ayant dit, Nannie rassembla vivement une collection de casseroles et de poêles, qu’elle emporta dans une arrière-cuisine, dont elle referma la porte sur elle. Me levant, j’allai à Sophia et je la pris dans mes bras.

— Ma chérie ! Vous tremblez ! Que se passe-t-il donc ?

— J’ai peur, Charles ! J’ai peur.

— Je vous aime. Si vous voulez partir d’ici…

Elle secoua la tête.

— Impossible, Charles ! Il faut d’abord que nous sachions la vérité ! Jusque-là, je resterai ici. Mais c’est une épreuve terrible, Charles ! Penser qu’il y a dans cette maison quelqu’un, quelqu’un que je vois tous les jours, à qui je parle, qui me sourit peut-être, et qui est le plus froid, le plus calculateur, le plus dangereux des meurtriers…

Que répondre ? Avec une femme telle que Sophia, les banalités rassurantes étaient inutiles. Presque dans un murmure, elle reprit :

— Ce qui m’effraie le plus, c’est qu’il est possible que nous ne sachions jamais…

L’hypothèse n’avait rien d’invraisemblable. Mais elle me remettait en mémoire une question que je m’étais bien promis de poser à Sophia.

— Dites-moi, Sophia ! Combien de personnes, dans cette maison, étaient au courant des gouttes d’ésérine ? Plus exactement, combien étaient-elles à savoir : primo, que votre grand-père se soignait les yeux ; secundo, que l’ésérine était un poison et, tertio, que ce poison, à une certaine dose, pouvait être mortel ?

— Je vois où vous voulez en venir, Charles, mais ça ne peut rien vous donner. Au courant, nous l’étions tous !

— Je vous l’accorde, mais…

— Tous, et plus que vous ne pensez, j’en suis sûre ! Un jour, après le déjeuner, nous prenions le café avec grand-père. Depuis longtemps ses yeux le tourmentaient et Brenda, ainsi qu’elle avait l’habitude de le faire, lui mit dans chaque œil une goutte d’ésérine. Joséphine, qui à propos de tout a toujours une question à poser, demanda ce que voulaient dire les inscriptions qu’on lisait sur le flacon : « Collyre. Usage externe. » On le lui expliqua. « Alors, dit-elle, qu’est-ce qui se passerait si on buvait toute la bouteille ? » Ce fut grand-père lui-même qui, souriant, répondit : « Si Brenda se trompait et si, par erreur, au lieu de me faire une piqûre d’insuline, elle m’injectait quelques-unes de ces maudites gouttes, il est probable que le souffle me manquerait, que mon visage deviendrait tout bleu et que je mourrais, parce que, voyez-vous, je n’ai plus le cœur très solide ! » Joséphine a fait : « Oh ! » et grand-père, toujours souriant, a ajouté : « De sorte qu’il faut que nous fassions tous bien attention à ce que Brenda ne confonde jamais l’ésérine avec l’insuline. C’est bien votre avis ? »

Après un silence de quelques secondes, Sophia conclut :

— Cela nous l’avons tous entendu ! Convenez que je n’exagère pas quand je dis que nous savions tous à quoi nous en tenir sur l’ésérine !

On ne pouvait guère prétendre le contraire. Je m’étais figuré qu’il avait fallu avoir quelques vagues notions de médecine pour empoisonner le vieux Leonidès. Je me trompais. Il avait lui-même pris soin d’expliquer comment il fallait s’y prendre pour se débarrasser de lui. Il avait, en fait, mâché la besogne à son assassin. Sophia devina le cours de mes pensées. Elle dit :

— Horrible, hein ?

— Une chose me frappe, dis-je.

— Et laquelle ?

— C’est que Brenda ne peut être l’assassin. Après la scène que vous venez de me décrire, elle ne pouvait pas tuer en employant ce moyen-là ! Vos souvenirs le lui défendaient.

— Est-ce bien sûr ? Elle est plutôt sotte, vous savez !

— J’en suis moins persuadé que vous. Plus j’y songe, plus je suis convaincu qu’elle n’est pas coupable !

Sophia s’écarta de moi.

— Vous ne voulez pas qu’elle le soit, n’est-ce pas ?

Je restai muet. Je ne pouvais tout de même pas lui répondre : « Si ! J’espère que c’est Brenda qui a tué votre grand-père. »

Pourquoi je ne le pouvais pas ? Je ne le sais pas trop. Parce qu’elle était toute seule, avec tous les autres contre elle ? Peut-être. Parce qu’il est naturel qu’on prenne la défense du plus faible et du plus désarmé ? C’est possible. Ce que je sais, c’est que je vis avec un certain plaisir Nannie sortir de son arrière-cuisine. Elle arrivait à propos. S’aperçut-elle que, Sophia et moi, nous n’étions pas d’accord ? Probablement, car elle dit, sur le ton d’une nourrice morigénant son poupon :

— Ne parlez donc pas d’assassinats et de choses comme ça ! Laissez-ça tranquille, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Les policiers sont là pour s’occuper de ça ! C’est un vilain travail et vous n’avez pas à le faire !

— Mais, Nannie, tu ne comprends donc pas qu’il y a un meurtrier dans cette maison ?

— Vous dites des bêtises, miss Sophia ! Ici, on ne ferme rien ! Toutes les portes sont ouvertes. Comme si on demandait aux voleurs et aux assassins de bien vouloir prendre la peine d’entrer !

— Il ne peut pas s’agir d’un cambrioleur, puisqu’on n’a rien volé. D’ailleurs, pourquoi un cambrioleur aurait-il empoisonné quelqu’un ?

— Je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’un cambrioleur, miss Sophia. J’ai simplement dit que toutes les portes étaient toujours ouvertes et que n’importe qui pouvait entrer ici. Si vous voulez mon sentiment, les coupables, c’est les communistes !

Nannie paraissait très satisfaite d’avoir trouvé ça.

— Les communistes ? Pourquoi auraient-ils voulu supprimer grand-père ?

— Tout le monde sait qu’ils sont toujours prêts à faire le mal ! S’ils n’ont pas fait le coup, ce qui est après tout possible, il faut chercher du côté des catholiques !

Sur quoi, Nannie, estimant sans doute que tout était dit, pivota sur ses talons et disparut de nouveau dans son arrière-cuisine. Sophia éclata de rire. Moi également.

— Une bonne protestante ! dis-je.

— N’est-ce pas ?

Changeant de ton, la voix plus grave, Sophia ajouta :

— Si nous allions au salon, Charles ? On y tient une sorte de conseil de famille. Il était prévu pour ce soir, mais il a commencé plus tôt qu’on ne pensait.

— Je ne voudrais pas avoir l’air d’un intrus, Sophia.

— Si vous devez vous marier dans la famille, il n’est pas mauvais que vous sachiez à quoi elle ressemble quand elle laisse les périphrases de côté !

— De quoi s’agit-il ?

— Des affaires de Roger. Vous vous êtes, je crois, déjà occupé d’elles. Seulement, il faut que vous soyez fou pour être allé vous imaginer que Roger aurait pu tuer grand-père. Roger l’adorait !

— À vrai dire, je ne l’ai jamais soupçonné, lui. J’ai pensé que Clemency pourrait bien être coupable…

— Et, là encore vous vous êtes trompé ! Que Roger perde sa fortune, Clemency n’y voit aucun inconvénient ! Au contraire ! C’est une femme qui est heureuse quand tout lui manque ! C’est curieux, mais c’est comme ça ! Venez !

Les voix cessèrent subitement quand Sophia et moi nous entrâmes dans le salon. Tous les yeux nous regardaient.

Ils étaient tous là. Philip, carré dans un grand fauteuil rouge placé entre les deux fenêtres, faisait songer à un juge sur le point de prononcer son verdict. Son beau visage était d’une impassibilité glaciale. Roger était assis de guingois sur un gros pouf, à côté de la cheminée, la chevelure ébouriffée et la cravate de travers. Malgré cela, il paraissait très en forme. Clemency était derrière lui, sa mince silhouette perdue dans un immense fauteuil. Elle semblait lointaine, indifférente à ce qui pouvait se dire autour d’elle. Edith occupait le siège du grand-père. Le buste très droit, les lèvres serrées, elle tricotait avec une incroyable énergie. Quant à Magda et Eustace, ils avaient l’air d’une toile de Gainsborough. Installés côte à côte sur le canapé, ils étaient magnifiques, lui très élégant, avec l’expression de résignation polie d’un gentleman qui s’ennuie avec distinction, elle très duchesse de « Three Gables » dans sa robe de taffetas.

Philip, m’apercevant, fronça le sourcil.

— Sophia, dit-il, nous sommes en train de discuter des affaires de famille, de caractère essentiellement privé.

J’allais battre en retraite, avec une phrase d’excuses, mais Sophia riposta d’une voix très assurée :

— Charles et moi, nous espérons nous marier. Je tiens à ce qu’il assiste à la conversation.

— Et pourquoi pas ? s’écria Roger avec feu. Je me tue à te répéter, Philip, qu’il n’y a rien de confidentiel dans tout ça ! Demain ou après-demain, le monde entier sera au courant.

Quittant son pouf, il était venu à moi. Me posant la main sur l’épaule, il ajouta, cordial :

— Au surplus, mon cher garçon, vous savez tout, puisque vous étiez présent à l’entretien de ce matin !

— Comment ? dit Philip.

Presque aussitôt, il comprit.

— Ah ! oui, votre père…

Je me rendais fort bien compte qu’on eût souhaité me voir ailleurs, mais Sophia me tenait fermement par le coude et je ne refusai pas la chaise que Clemency m’indiquait du geste. Miss de Haviland, cependant, reprenait la discussion au point où elle avait été interrompue.

— Vous direz ce que vous voudrez, je persiste à croire, quant à moi, que nous devons respecter les volontés dont nous ne pouvons contester qu’elles étaient celles d’Aristide. Pour ma part, dès que nous en aurons fini avec cette histoire, je mets tout ce que je posséderai à la disposition de Roger !

Roger fourrageait dans ses cheveux avec rage.

— Non, tante Edith, non !

— Pour moi, dit Philip, j’aimerais faire de même, mais j’ai à tenir compte de certaines considérations qui…

Roger ne le laissa pas finir.

— Mais, mon vieux Philip, tu ne comprends donc pas que je ne veux pas recevoir un sou de personne ?

— Il ne peut pas ! ajouta Clemency.

— De toute façon, fit observer Magda, si le testament est reconnu valable, il aura sa part !

— Il sera trop tard, dit Eustace.

— Est-ce qu’on sait ? lança Philip.

— On le sait fort bien ! s’écria Roger. Je l’ai dit, je le répète, on ne peut pas éviter le krach ! Ça n’a plus d’ailleurs la moindre importance.

Philip répliqua d’un ton sec :

— J’aurais cru le contraire !

Roger se tourna vers lui.

— Maintenant que papa est mort, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Papa est mort et nous sommes là à discuter de questions d’argent !

Les joues de Philip se teintèrent de rose.

— Il s’agit seulement de te venir en aide !

— Mais je le sais, mon vieux Phil ! Seulement, il n’y a rien à faire. Disons que c’est fini et n’en parlons plus !

— Il me semble, reprit Philip, que je pourrais réunir une certaine somme. Les valeurs ont sérieusement baissé et mes capitaux sont en grande partie immobilisés, mais…

Magda intervint :

— Mais bien sûr, chéri, on sait que tu ne peux pas tout sacrifier pour te procurer de l’argent liquide. Il serait même absurde d’essayer et tu dois penser aux enfants !

— Je vous répète que je ne demande rien à personne ! cria Roger. Je m’égosille à vous le dire. Que les choses suivent leur cours, je n’en demande pas plus !

— Le prestige de la famille est en jeu, dit Philip. Celui de notre père, le nôtre…

— Il ne s’agissait pas d’une affaire de famille. L’entreprise était à moi, à moi seul.

Philip regarda son frère bien en face.

— À toi seul, c’est exact.

Edith de Haviland se leva.

— J’estime, dit-elle, que cette discussion a assez duré.

Elle avait parlé avec une autorité impressionnante.

Philip et Magda s’arrachèrent à leur siège. Eustace quitta la pièce en tirant la jambe. Roger passa son bras sous celui de Philip en disant :

— Il faut que tu sois cinglé, Phil, pour avoir cru que j’irais te demander de me dépanner !

Les deux frères sortirent ensemble, suivis de Magda et de Sophia, qui disait avoir à se préoccuper de ma chambre. Edith de Haviland roulait son ouvrage. Elle me regarda et je crus qu’elle allait me parler. Mais, changeant d’avis probablement, elle se retira sans un mot.

Clemency était debout près de la fenêtre, les yeux sur le jardin. J’allai près d’elle. Elle tourna la tête vers moi.

— Dieu merci ! dit-elle, c’est fini !

Les narines pincées, elle ajouta :

— Que cette pièce peut être bête !

— Elle ne vous plaît pas ?

— J’y respire mal. Elle sent la poussière et les fleurs mortes.

Elle était injuste, mais je comprenais ce qu’elle voulait dire. Ce salon avait quelque chose de trop féminin, de trop douillet. C’était un de ces endroits où un homme ne peut pas être heureux longtemps. Impossible, dans un tel cadre, de lire le journal en fumant sa pipe, les pieds sur un fauteuil. Malgré ça, ayant toujours préféré un boudoir à un champ de manœuvres, j’aimais encore mieux cette pièce que, dans l’appartement du dessus, celle où Clemency m’avait reçu.

— En réalité, reprit-elle, c’est un décor adapté au personnage de Magda.

Son regard, qui avait fait le tour du salon, chercha le mien.

— Vous vous rendez compte de ce que nous venons de jouer ? C’est le deuxième acte, le conseil de famille. L’idée était de Magda… et elle ne rimait à rien. Il n’y avait rien à discuter. L’affaire, en effet, est réglée. Complètement.

Il n’y avait dans la voix aucune tristesse, une certaine satisfaction, plutôt. Devinant mon étonnement, elle poursuivit :

— Vous ne comprenez donc pas ?… Nous sommes libres ! Enfin ! Pendant des années, Roger a été malheureux, vraiment malheureux. Il n’a jamais été fait pour les affaires. Il aime les chevaux, les arbres, la campagne. Mais, comme tous, il adorait son père… C’est ce qui fait le malheur de cette maison ! Mon beau-père n’était pas un tyran, il n’imposait pas ses volontés, il ne bousculait jamais personne ! Il adorait les siens et il a tout fait pour qu’ils fussent riches et indépendants. Il les aimait et ils l’aimaient.

— Et vous trouvez ça mal ?

— Dans une certaine mesure, oui. Quand vos enfants sont grands, j’estime que vous devez vous éloigner, vous effacer, les obliger à vous oublier.

— Les obliger ! Mais, qu’elle s’exerce dans un sens ou dans l’autre, la contrainte est toujours la contrainte !

— S’il ne s’était pas composé une personnalité si…

— On ne se compose pas une personnalité, dis-je. On l’a ou on ne l’a pas.

— Il en avait trop pour Roger, répliqua-t-elle. Roger vénérait le vieil homme et n’avait d’autre ambition que de faire ce que souhaitait son père. Il n’a pas pu. L’Associated Catering, c’était la joie et l’orgueil de mon beau-père. Il l’a donnée à Roger, qui, placé à la tête de l’entreprise, s’est efforcé de s’y montrer digne de sa confiance. Malheureusement, il n’en avait pas le pouvoir. En matière d’affaires, Roger, il faut bien le dire, est un incapable. Il le sait et c’est ce qui l’a rendu malheureux pendant toutes ces années durant lesquelles il a vu sa société dégringoler, en dépit de tous les efforts qu’il a faits, lesquels ont simplement précipité la catastrophe. Aller d’échec en échec pendant si longtemps, c’est terrible. À quel point Roger a été malheureux, vous ne pouvez pas le savoir. Moi, je le sais !

Il y eut un long silence.

— Vous avez cru, reprit-elle, que Roger avait tué son père par cupidité… et vous l’avez même laissé entendre à la police. C’était ridicule, plus encore que vous ne pouvez croire !

Je confessai humblement, que maintenant, je m’en rendais compte.

— Quand Roger a compris que le krach était désormais inévitable et imminent, il a éprouvé comme un sentiment de soulagement. Il était navré, à cause de son père, mais pour le reste, il se sentait délivré. Il ne pensait qu’à ce que serait notre nouvelle existence…

— Où comptiez-vous vous rendre ? demandai-je.

— Aux Barbades. Un lointain cousin à moi est mort là-bas, il y a quelque temps, me laissant une petite propriété. Peu de chose, mais plus qu’il ne nous en fallait. Nous aurions été terriblement pauvres, mais nous aurions lutté et gagné de quoi subsister. Nous n’en souhaitions pas plus. Nous aurions été ensemble… et heureux.

Après un soupir, elle poursuivit :

— Ce qui tracassait Roger, c’était la pensée que ça m’ennuierait d’être pauvre. Une idée ridicule, qui s’explique sans doute par le seul fait qu’il appartient à une famille où l’argent a toujours beaucoup compté. Quand mon premier mari vivait, nous étions pauvres, très pauvres… Roger considère que j’ai accepté cette situation avec beaucoup de courage. Il ne comprend pas que j’étais heureuse, vraiment heureuse ! Heureuse comme je ne l’ai jamais été depuis… Et, pourtant, je n’ai jamais aimé Richard comme j’aime Roger !

Elle ferma les yeux à demi, les rouvrit et, tournée vers moi, ajouta :

— De sorte que, vous voyez, je ne tuerais jamais quelqu’un pour de l’argent. Je n’aime pas l’argent.

Elle disait la vérité, je n’en doutais pas. Elle était de ces gens, très rares, pour qui l’argent demeure sans attraits. Ils abhorrent le luxe et lui préfèrent l’austérité. Seulement, on peut aimer l’argent, non pour lui-même, mais pour la puissance qu’il confère.

— Que vous ne teniez pas à l’argent en soi, dis-je, je le veux bien ! Mais il rend possibles bien des choses intéressantes. Les recherches scientifiques, par exemple…

Je me figurais que Clemency se passionnait pour ces travaux.

— Là-dessus, me répondit-elle, je suis très sceptique. Les fonds des mécènes sont généralement dépensés à tort et à travers. Presque toujours, les résultats qui comptent sont obtenus uniquement avec de l’enthousiasme, de l’intelligence et de l’intuition. Les laboratoires équipés à grands frais rendent moins de services qu’on imagine. Souvent, parce qu’ils sont en mauvaises mains…

— Regretterez-vous d’abandonner votre travail quand vous irez aux Barbades ? demandai-je. Vous partez toujours, je pense ?

— Oh ! certainement. Dès que la police nous le permettra… Je m’en irai sans regrets. Pourquoi en aurais-je ? J’aurai tant à faire là-bas !

Une nuance d’impatience dans la voix, elle ajouta :

— Si seulement nous pouvions partir bientôt !

Un silence suivit. Je repris :

— Que vous ne soyez pour rien dans l’assassinat, Roger et vous, je l’admets d’autant plus volontiers que je ne vois pas ce qu’il aurait pu vous rapporter, mais, cela dit, je vous crois trop intelligente pour ne pas avoir une idée sur le crime. Est-ce que je me trompe ?

Après m’avoir considéré longuement, d’un curieux regard de côté, elle répondit d’une voix qui avait perdu toute spontanéité, une voix étrange et embarrassée :

— Il est antiscientifique de deviner. Tout ce qu’on peut dire, c’est que Brenda et Laurence sont les suspects les plus indiqués.

— Vous les soupçonnez donc ?

Clemency haussa les épaules. Un instant encore, elle resta là, comme tendant l’oreille, puis elle sortit d’un pas rapide. À la porte, elle croisa Edith de Haviland, qui vint directement à moi.

— Je voudrais vous parler.

Je songeai à ce que m’avait dit mon père. Elle poursuivait :

— J’espère que cette réunion ne vous a pas conduit à des conclusions erronées. C’est à Philip que je pense. Il est assez difficile à comprendre. Il peut vous avoir paru réservé et froid, mais il n’est pas comme ça du tout. Il donne cette impression-là, voilà tout ! Il n’y peut rien.

Je commençai une phrase, mais elle ne me laissa pas le temps de continuer.

— Il ne faut pas croire qu’il n’a pas de cœur. Il a toujours été très large et c’est un être délicieux. Seulement, il faut le comprendre.

Mon attitude, je l’espère, donnait clairement à entendre que je ne demandais que ça.

— Il est venu le second, reprit-elle, et les cadets partent souvent avec un handicap. Il adorait son père. Tous ses enfants adoraient Aristide et il les adorait. Mais Roger était l’aîné, le premier, de sorte qu’il bénéficiait peut-être d’une petite préférence. Je crois que Philip l’a senti. Il s’est replié sur lui-même, plongé dans les livres, dans les choses du passé, dans tout ce qui l’éloignait de la vie de tous les jours. Il a dû souffrir. Les enfants peuvent souffrir.

Elle se tut quelques secondes.

— En réalité, j’ai idée que, sans le savoir, il a toujours été jaloux de Roger et je pense qu’il est possible que, sans d’ailleurs qu’il s’en rende compte, l’échec de Roger lui fasse moins de peine qu’il ne devrait.

— Il serait plutôt content de la situation dans laquelle Roger s’est mis ? C’est bien ce que vous voulez dire ?

— Exactement.

Fronçant le sourcil, elle ajouta :

— J’ai été navrée qu’il n’ait pas tout de suite offert de venir au secours de son frère !

— Pourquoi l’aurait-il fait ? répliquai-je. Roger est responsable du gâchis, c’est un homme et il n’y a pas d’enfants à considérer. S’il était malade ou vraiment dans le besoin, sa famille lui viendrait en aide, mais je suis persuadé que, dans les circonstances présentes, il préfère prendre un nouveau départ tout seul et par ses propres moyens.

— Oh ! je n’en doute pas. Il ne pense qu’à Clemency, et Clemency est une créature d’exception, qui n’aime pas le confort et qui boit aussi bien son thé dans un bol que dans une jolie tasse. Elle est moderne, j’imagine. Elle n’a ni le sens du passé ni celui de la beauté !

Il y eut un silence, durant lequel la vieille demoiselle m’examina des pieds à la tête.

— Toute cette affaire, reprit-elle, me navre pour Sophia. Elle est si jeune, si innocente ! Je les aime tous vous savez ? Roger, Philip, et aujourd’hui Sophia, Eustace et Joséphine, ce sont tous les enfants de Marcia ! Je les aime tous ! Énormément !

Elle ajouta, vivement :

— Mais attention, pas jusqu’à les idolâtrer !

Sur quoi, elle me tourna le dos et sortit. Je me demandai ce qu’elle avait bien voulu dire par ces derniers mots, auxquels il m’était difficile de donner un sens.

 

La maison biscornue
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